08 février 2008

Mise au poulpe

Des années ont passé depuis que Mourcil (dont la chandelle est morte, apparemment) et moi-même avons remarqué l'infaillible catastrophe que représente le mois de février dans nos vies cahotantes. Pour nos esprits juvéniles, ce gouffre annuel est longtemps resté une entité brouillonne, grise, une flaque de boue informe et froide, généralement néfaste.
Puis un jour nous lûmes.
Puis un jour nous comprîmes.
Il y a trois ans.
J'ai du mal à résister
Il y a un siècle.
Il y a une éternité.
Désolée



"Pour croire à la pieuvre, il faut l’avoir vue. Comparées à la pieuvre, les vieilles hydres font sourire. A certains moments, on serait tenté de le penser, l’insaisissable qui flotte en nos songes rencontre dans le possible des aimants auxquels ses linéaments se prennent, et de ces obscures fixations du rêve il sort des êtres. L’inconnu dispose du prodige, et il s’en sert pour composer le monstre. Orphée, Homère et Hésiode n’ont pu faire que la Chimère ; Dieu a fait la pieuvre. Quand Dieu veut, il excelle dans l’exécrable. Le pourquoi de cette volonté est l’effroi du penseur religieux. Tous les idéals étant admis, si l’épouvante est un but, la pieuvre est un chef-d’oeuvre. La baleine a l’énormité, la pieuvre est petite ; l’hippopotame a une cuirasse, la pieuvre est nue ; la jararaca a un sifflement, la pieuvre est muette ; le rhinocéros a une corne, la pieuvre n’a pas de corne ; le scorpion a un dard, la pieuvre n’a pas de dard ; le buthus a des pinces, la pieuvre n’a pas de pinces ; l’alouate a une queue prenante, la pieuvre n’a pas de queue ; le requin a des nageoires tranchantes, la pieuvre n’a pas de nageoires ; le vespertilio-vampire a des ailes onglées, la pieuvre n’a pas d’ailes ; le hérisson a des épines, la pieuvre n’a pas d’épines ; l’espadon a un glaive, la pieuvre n’a pas de glaive ; la torpille a une foudre, la pieuvre n’a pas d’effluve ; le crapaud a un virus, la pieuvre n’a pas de virus ; la vipère a un venin, la pieuvre n’a pas de venin ; le lion a des griffes, la pieuvre n’a pas de griffes ; le gypaète a un bec, la pieuvre n’a pas de bec ; le crocodile a une gueule, la pieuvre n’a pas de dents. La pieuvre n’a pas de masse musculaire, pas de cri menaçant, pas de cuirasse, pas de corne, pas de dard, pas de pince, pas de queue prenante ou contondante, pas d’ailerons tranchants, pas d’ailerons onglés, pas d’épines, pas d’épée, pas de décharge électrique, pas de virus, pas de venin, pas de griffes, pas de bec, pas de dents. La pieuvre est de toutes les bêtes la plus formidablement armée. Qu’est-ce donc que la pieuvre ? C’est la ventouse.
Dans les écueils de pleine mer, là où l’eau étale et cache toutes ses splendeurs, dans les creux de roches non visités, dans les caves inconnues où abondent les végétations, les crustacés et les coquillages, sous les profonds portails de l’océan, le nageur qui s’y hasarde, entraîné par la beauté du lieu, court le risque d’une rencontre. Si vous faites cette rencontre, ne soyez pas curieux, évadez-vous. On entre ébloui, on sort terrifié. Voici ce que c’est que cette rencontre, toujours possible dans les roches du large. Une forme grisâtre oscille dans l’eau ; c’est gros comme le bras et long d’une demi-aune environ ; c’est un chiffon ; cette forme ressemble à un parapluie fermé qui n’aurait pas de manche. Cette loque avance vers vous peu à peu. Soudain, elle s’ouvre, huit rayons s’écartent brusquement autour d’une face qui a deux yeux ; ces rayons vivent ; il y a du flamboiement dans leur ondoiement ; c’est une sorte de roue ; déployée, elle a quatre ou cinq pieds de diamètre. épanouissement effroyable. Cela se jette sur vous. L’hydre harponne l’homme. Cette bête s’applique sur sa proie, la recouvre, et la noue de ses longues bandes. En dessous elle est jaunâtre, en dessus elle est terreuse ; rien ne saurait rendre cette inexplicable nuance poussière ; on dirait une bête faite de cendre qui habite l’eau. Elle est arachnide par la forme et caméléon par la coloration. Irritée, elle devient violette. Chose épouvantable, c’est mou. Ses noeuds garrottent ; son contact paralyse. Elle a un aspect de scorbut et de gangrène ; c’est de la maladie arrangée en monstruosité. Elle est inarrachable. Elle adhère étroitement à sa proie. Comment ? Par le vide.
Les huit antennes, larges à l’origine, vont s’effilant et s’achèvent en aiguilles. Sous chacune d’elles s’allongent parallèlement deux rangées de pustules décroissantes, les grosses près de la tête, les petites à la pointe. Chaque rangée est de vingt-cinq ; il y a cinquante pustules par antenne, et toute la bête en a quatre cents. Ces pustules sont des ventouses. Ces ventouses sont des cartilages cylindriques, cornés, livides. Sur la grande espèce, elles vont diminuant du diamètre d’une pièce de cinq francs à la grosseur d’une lentille. Ces tronçons de tubes sortent de l’animal et y rentrent. Ils peuvent s’enfoncer dans la proie de plus d’un pouce. Cet appareil de succion a toute la délicatesse d’un clavier. Il se dresse, puis se dérobe. Il obéit à la moindre intention de l’animal. Les sensibilités les plus exquises n’égalent pas la contractilité de ces ventouses, toujours proportionnée aux mouvements intérieurs de la bête et aux incidents extérieurs. Ce dragon est une sensitive. Ce monstre est celui que les marins appellent poulpe, que la science appelle céphalopode, et que la légende appelle kraken. Les matelots anglais l’appellent devil-fish, le poisson-diable. Ils l’appellent aussi blood-sucker , suceur de sang. Dans les îles de la Manche on le nomme la pieuvre. Il est très rare à Guernesey, très petit à Jersey, très gros et assez fréquent à Serk. Une estampe de l’édition de Buffon par Sonnini représente un céphalopode étreignant une frégate. Denis Montfort pense qu’en effet le poulpe des hautes latitudes est de force à couler un navire. Bory Saint-Vincent le nie, mais constate que dans nos régions il attaque l’homme. Allez à Serk, on vous montrera près de Brecq-Hou le creux de rocher où une pieuvre, il y a quelques années, a saisi, retenu et noyé un pêcheur de homards. Péron et Lamarck se trompent quand ils doutent que le poulpe, n’ayant pas de nageoires, puisse nager. Celui qui écrit ces lignes a vu de ses yeux à Serk, dans la cave dite les boutiques, une pieuvre poursuivre à la nage un baigneur. Tuée, on la mesura, elle avait quatre pieds anglais d’envergure, et l’on put compter les quatre cents suçoirs. La bête agonisante les poussait hors d’elle convulsivement. Selon Denis Montfort, un de ces observateurs que l’intuition à haute dose fait descendre ou monter jusqu’au magisme, le poulpe a presque des passions d’homme ; le poulpe hait. En effet, dans l’absolu, être hideux, c’est haïr. Le difforme se débat sous une nécessité d’élimination qui le rend hostile. La pieuvre nageant reste, pour ainsi dire, dans le fourreau. Elle nage, tous ses plis serrés. Qu’on se représente une manche cousue avec un poing dedans. Ce poing, qui est la tête, pousse le liquide et avance d’un vague mouvement ondulatoire. Ses deux yeux, quoique gros, sont peu distincts, étant de la couleur de l’eau. La pieuvre en chasse ou au guet se dérobe ; elle se rapetisse, elle se condense ; elle se réduit à sa plus simple expression. Elle se confond avec la pénombre. Elle a l’air d’un pli de la vague. Elle ressemble à tout, excepté à quelque chose de vivant. La pieuvre, c’est l’hypocrite. On n’y fait pas attention ; brusquement, elle s’ouvre. Une viscosité qui a une volonté, quoi de plus effroyable ! De la glu pétrie de haine.
C’est dans le plus bel azur de l’eau limpide que surgit cette hideuse étoile vorace de la mer. Elle n’a pas d’approche, ce qui est terrible. Presque toujours, quand on la voit, on est pris. La nuit, pourtant, et particulièrement dans la saison du rut, elle est phosphorescente. Cette épouvante a ses amours. Elle attend l’hymen. Elle se fait belle, elle s’allume, elle s’illumine, et, du haut de quelque rocher, on peut l’apercevoir au-dessous de soi dans les profondes ténèbres épanouie en une irradiation blême, soleil spectre. La pieuvre nage ; elle marche aussi. Elle est un peu poisson, ce qui ne l’empêche pas d’être un peu reptile. Elle rampe sur le fond de la mer. En marche elle utilise ses huit pattes. Elle se traîne à la façon de la chenille arpenteuse. Elle n’a pas d’os, elle n’a pas de sang, elle n’a pas de chair. Elle est flasque. Il n’y a rien dedans. C’est une peau. On peut retourner ses huit tentacules du dedans au dehors comme des doigts de gants. Elle a un seul orifice, au centre de son rayonnement. Cet hiatus unique, est-ce l’anus ? Est-ce la bouche ? C’est les deux. La même ouverture fait les deux fonctions. L’entrée est l’issue. Toute la bête est froide."
Victor Hugo, Les Travailleurs de la mer.


Et c'est depuis ce temps là que le mois de février est devenu le Mois de la Pieuvre.

05 février 2008

Boudi-Bouddha

A quoi bon?

A quoi bon se faire nouer des fibres d'étoffe orange autour des poignets par un gros bonze à pipe, en prenant la pose et l'air inspiré, dans un étrange pays au sol rouge et à l'eau jaune où l'on passe du bitume à la terre en un tour de rein, où l'on s'enivre en famille le dimanche autour d'un karaoké à domicile, où les amendes se paient en caisses de bière, où les enfants vendent des bouteilles d'alcool de contrebande dans lesquelles flottent de placides cobras, où l'on mange du chien, des chenilles et des poussins encoquillés, et toujours avec les doigts, où l'on croit aussi bien à la bureaucratie soviétique qu'au bouddhisme et aux fantômes, où l'on se bat à coups de machette à la sortie des boîtes, où les bus n'ont ni fenêtres ni freins, où les avions sont tout droit sortis de Casablanca, où le concept de violence routière est conséquemment remplacé par celui de volonté de Bouddha?
Oui, Bouddha, justement. Le roi de la blague.
à quoi bon se placer sous ta protection si c'est pour revenir chez soi avec des habits à la limite de la moisissure, sans papiers, sans clefs, le shampooing explosé sur la partie du sac encore presque sec?

Quel est ton message? Abandonner toutes possessions? Déjà vu, non?
Quelle est ta colère? Est-elle liée au fait que l'on te donne un peu trop régulièrement en offrande des bouteilles de fanta débullées, des cigarettes brunes, un peu tous les restes qui trainent et des fleurs en plastique?
Ou ai-je, en m'offrant momentanément à toi, provoqué l'ire de La Pieuvre alors que commençait son mois de festivités?

En tous cas, sache que je ne compte pas en rester là.