15 septembre 2007

Perspectives brisées

Madame Felippé, patronne du El Puente, petit relais d'étape perdu dans la jungle entre Sucre et Santa Cruz, regardait la salle vide de son restaurant de ses deux joues bien rondes.

Il est 20:45.

Ell tapote son comptoir en bois, couvert d'une fine couche de plastique et de tous ces pucerons que la jungle attire et que rien ne chasse. Monsieur Félippé est dans la cuisine, elle le peut le voir manger à travers un petit trou dans le mur son pique lo macho. De temps à autre, il se soulève juste assez pour donner des claques aux poulets cuits, entreposés sur un tabouret, et les débarrasser un instant des différentes bêtes ailées qui les accostent.

Dehors, les enfants jouent avec la glacière, offerte jadis à la mère de Madame Felippé par une communauté franciscaine qui oeuvrait pour le logement des pauvres et l'hygiène alimentaire. Le petit n'arrive plus à se cacher dedans, mais ses grands hermanos lui tapent sur la tete a grand coup de couvercle. Ah, les enfants.

Tout à côté, Jocelyna Minès cherche à prendre toute sa famille dans ses bras comme pour ne jamais les relâcher. Elle part pour un an en pension dans un collège pour filles à une vingtaine de kilomètres. Ses 16 ans dessinent sur elle une beauté qui ne tremble pas, une fraîcheur exceptionnelle dans cette région oú les visages sont si vite terre brûlée et les corps, liane tortueuse. Un collier noir souligne son cou, sa nuque, son regard étincelant, curieux et melancolique à la fois.

"Qu'elle en profite tant que ça dure", pensa Madame Felippé en s'essuyant son front couvert de graisse poussièreuse avec un bout de tablier ou toutes couleurs se trouvaient sauf celle d'origine.

Un grondement fit remuer les deux ampoules jaunies au dessus des huit tables.
La poussière de la route envahit l'espace. Ocre, jaune, pisseuse, acre, puis les derniers soubresauts blancs des graviers écrasés. La porte du bus qui s'ouvre. Le grommellement assoupi d'un troupeaux de corps qui descendent en titubant.
Enfin le bruit que Madame Félippé attendait. Le bus de 17:30 venant de Sucre.

Les silhouettes se pressent vite devant le comptoir. Ce soir, comme tous les soirs, c'est Pollo al Forno. Des bouts de phrases molles sortent des bouches, un vague "poy, poy", répété avec une vague impatience par les premiers, puis par la queue. "Poy?", demande Felippé à chacun avec une feinte indifférence. Poy, poy, répond qui que ce soit, et pour chacun un mou billet toujours tros gros et Madame Félippé qui n'a pas la monnaie, c'est si difficile, tous ces gens qui ont toujours que des billets, comme si elle en fabriquait, des pièces, elle allait etre obligée d'ouvrir sa boite a petite monnaie, devant tous ces gens qui allaient s'imaginer qu'elle était riche, alors que c'était si difficile, de trouver les poulets, il fallait aller les acheter, les plumer, les cuire, et après atendre le lendemain.

Mais Madame Felippé est contente, elle a tous ces visages devant elle, elle tient leur appétit dans sa main, c'est un peu comme si elle était leur mére à tous. La queue devant elle n'a plus de formes, c'est mains et bouches, "poy poy" et billets mous, José, le petit cultivateur de papaye, veut son poy sans riz, Rodrigez tend très haut son billet de 50, grosse coupure et chemise blanche, il a une montre achetée au Brésil avec un gros bracelet en fer, il ne veut pas attendre. Le militaire imberbe passe devant tout le monde et met son billet dans la main de Madame Felippé, Feliciano se fait bousculer, hésite, demande une bouteille d'eau, non, du poy.

Quelques minutes plus tard, Madame Felippé regarde fièrement les 8 tables remplies et les bouches qui mastiquent en silence. Comme toujours, il n'y a pas assez de pollo, mais que voulez-vous.
Dehors, devant la porte, un gringo fume une cigarette. Madame Felippé l'a vu tout à l'heure, devant elle, il avait l'air de demander du pollo en articulant bien "un pollo al forno por favor". Le militaire lui avait peut-etre bien marché sur les pieds. Qu'est ce qu'il croyait, le gringo, qu'il allait etre servi comme un prince? Encore un de ces types venus d'on ne sait ou qui venait chercher de l'aventure. Elle était bien contente d'avoir gardé le poulet pour ses amis, Madame Felippé. Le gringo avait fini par acheter une bouteille d'eau aux enfants en faisant la grimace, avec des gateaux secs. Il avait l'air bien sombre, le gringo, en fumant sa cigarette et en regardant la salle pleine manger son pollo. Au moins un qui ne reviendrait pas.
Près de lui, Rodrigez posait, le bras tendu appuyé contre le bus, le menton bien haut, il parlait aux filles, comme si toute la région lui appartenait.
Apres quelques minutes, le moteur du bus gronda. Les tables se vidèrent dans un grand bruit de chaises. Madame Felippé vit le gringo regarder sa cigarette d'un air idiot, puis il se dirigea vers un vieux squelettique qui rampait a cote du restaurant, en lui tendant ses gateaux secs. El stupido, il n'y avait qu'un gringo pour croire qu'un édenté allait se nourrir de gateaux secs.
Le bus lanca un puissant nuage de poussière.
Et disparut.

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Le ciel se tordait de spasmes de lumières. L'orage etait quelque part loin de là mais ses eclairs se perdaient en dechirant l'obscurité de la jungle.
Dans le bus, tous les corps se soulevaient en hoquetant au rythme des cassures de la piste. La piste, d'ailleurs, n'etait pas vraiment une piste, mais un long couloir de poussière ou defilaient et se croisaient bus, camions, bus, en rugissant et hoquetant sur chaque parcelle de terrain, mille fois eboulée, remontée, ecrasée par les véhicules et toujours si cassante.

Felicida Gomales etait dans un demi sommeil au dernier rang du bus, la bouche a demi ouverte et regardant de ses petits yeux les eclairs par la fenetre.
Il etait minuit, lui avait dit son fils un peu avant. Avec sa belle-fille et sa petite-fille, ils allaient tous a Santa Cruz faire baptiser la petite dernière. Dans deux jours.
Elle avait mis la casquette que lui avait donné son fils pour ne pas avoir froid a la tete, une casquette Nike bleue qu'il lui avait rapportée du Paraguay. Un vrai homme son fils, qui savait s'occuper de sa mère. Elle n'aurait peut-etre pas du le laisser epouser cette bonne a rien qui ne savait pas s'occuper des enfants, mais c'etait fait. De toute façon, elle n'avait pas son mot a dire, et elle saurait bien l'elever, elle.
Broutant ces reflexions, Felicida Gomez sentit un coude lui pousser legerement les cotes droites. Elle garda les yeux fermes. C'etait encore le gringo, pensa-t-elle. Comment etait-ce possible. Elle avait jeté plusieurs incantations avant le départ pour que le trajet se passe bien. La fille assise a coté d'elle au depart était brusquement tombée malade une minute avant le départ. Elle aurait de la place pour dormir, c'est bien la moindre des choses, vu son age et ses jambes qui lui font mal, et puis on pouvait voir qu'elle en avait eu des enfants, elle etait large comme une jetée de quintuplés.
Et puis juste avant de partir, le gringo etait monté. La fille avait du lui vendre la place. La maldita.
En quittant Sucre, elle avait hurlé bien fort un "Sucre, Sucre, loin derrière nous, Sucre, derrière les monts, Sucre, nous te quittons", incantation que son grand-père shaman lui avait apprise et qu'elle repetait a chaque voyage. Le gringo avait bien vu qu'il etait assis a cote de quelqu'un d'important.

Mais depuis un moment, le gringo ne la laissait pas en paix. Comme si elle pouvait tenir sur un seul fauteuil... Et puis sur cette route, elle allait pas faire des noeuds avec ses bras pour les retenir! Il n'avait qu'a rester dans son coin, le gringo. Et puis mettre ses sacs ailleurs. Elle se demandait bien ce qu'il y avait dans ses sacs, d'ailleurs, Felicida Gomales.
Elle tourna la tete, donna de l'aise a son fessier, et s'assoupit en ronflant.

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Le bruit d'air qui venait de la roue ne faiblissait pas.
Debout devant l'enorme boudin qui avait subit tant de fois les colères de la piste, Josué restait silencieux, et cherchait a se rappeler la derniere crevaison qu'il avait vu sur cette route. Le mecano tournait silencieusement autour du bus en machouillant un enorme chicot de coca et en tapotant sur les roues avec une tige en fer. Une seule roue de foutue, rien de trop grave. Chauffeurs et mecanos commencerent a decortiquer la machine, a ouvrir boulons, clefs, carrosserie.
Josué contemplait, toujours fasciné par les machines.
Mais il donnait des coups d'oeil a cote de lui.
Un gringo etait assis la, silencieux. Le gringo lui avait donné non "un cigarillo", mais "un cigar", une Camel. Il ne savait pas pourquoi. Et maintenant il ne regardait pas la roue.
Il faisait des bulles. Des bulles de savon, en soufflant dans un petit rond.
Et il regardait ses bulles. Son visage etait couvert de poussière, et il apercevait a peine ses yeux, qui suivaient les bulles dans l'air. Elles ne duraient pas très longtemps, la poussière les ecrasait en un instant.
Ils sont souvent bizarres, les gringos, pensa Josué, mais celui la, il est soit completement fou, soit très sage. Le gringo tourna la tete vers Josué. Il avait l'air triste que les bulles ne durent pas.
Vraiment tous fous, ces gringos.

Le mecano ouvrit le coffre du bus, tapota sur la roue de secours avec son pied de biche. Elle etait foutue elle aussi.

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Le guichet ouvrait a 8:00, il etait 8:30, donc ca ne devrait plus trop tarder, se disait Esti, basque trentenaire qui portait ses rastas, ses poils et ses sandales comme l'etendard de son combat. Ce combat, en Bolivie, avait été bien difficile. Le Mouvement avait tout pour prendre de l'essor dans le pays, pourtant. Comme au Brésil, la terre était détenu par quelques uns, les campesinos s'accrochaient a des lopins. Plus qu'au Brésil, les paysans sont écrasés par les grands possédants, par l'Etat, sont jetés à la rue par les cours mondiaux du soja. Elle était partie, confiante, résolue, jamais elle n'avait renoncé une seule fois en cinq ans.
Mais depuis qu'elle avait quitte le Brésil s'etait arraché de Tabota, un grand et beau noir de la favela de Rio, elle avait senti que quelque chose n'allait pas. Arrivèe a La Paz, elle s'etait fait depouillée dans un taxi. Accueillie dans une communauté guarani au sud du Chaco, elle n'avait trouvé qu'indifférence, méfiance, mépris, aussi. Che Guevara s'etait perdu a cet endroit. Elle n'avait pas à rougir. Pour une fois, elle abandonnait.
Laissant la joie de retrouver le Brésil l'envahir, elle attendait impatiemment l'ouverture du guichet du Regional, le train poussiereux qui l'amenerait de Santa Cruz a la frontiere, apres 24 heures de trajet et de moustiques.
Elle regarda a cote d'elle. Il y avait un blanc, un europeen, visiblement, avec un sac. Il avait du faire un tour de la region. Il pleurait. Comment pouvait-il etre triste de quitter la Bolivie? Elle etait tellement heureuse de retrouver le Brésil.

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