24 juillet 2007

Lettre silencieuse d'un Marin sans Vaisseau à sa Reine Disparue

(À Victor et Adèle)

Très chère Reine,


Il y a un an et six mois, vous avez vu les voiles du navire qui m'emportait se lever, se gonfler d'un vent sec et régulier, vous avez pâli, et vous vous êtes effondrée. Sans dire un mot, je suis parti.
Chaque mouvement de votre visage, chaque mot que votre bouche a soufflé ce soir-là sont restés gravés au fond de mes yeux.
C'était il y a un an et six mois, et j'ignorais tout de ce qui me condamnait au départ. Je savais simplement devoir partir. Affronter l'océan dont je ne pouvais souvent pas détacher mes yeux. Sentir sur mon visage l'haleine des flots que je ne faisais qu'imaginer en vain. Me battre avec les vagues, entendre sous l'assaut des bataillons de lames sans fin le mat trembler sous mes doigts.
Vous étiez ma raison de vivre, et donc ma souffrance.

En fondant sur l'homme tombé dans le flot, l'albatros hurle d'un hurlement glaçant, le son de la nature qui juge et tranche entre les destins de ses créatures, donne à l'autre ce qu'elle reprend à l'un.

C'était le cri qui me déchirait en vous laissant.

J'ai porté mes yeux vers l'horizon, cloison inanimée entre ce qui est et ce qui n'est pas. L'horizon était blanc, le ciel était la mer et rien n'apparaissait.


Au large, le vent s'engouffre dans chaque dédale de l'âme. Le vent tourne, il n'est jamais deux fois même mais il est toujours là. Le corps abandonne toute résistance. Il cède et se laisse parcourir. Chaque souffle harasse l'esprit, il demande une attention de chaque instant.
Il se laisse tenter.
Tout îlot est une escale, à chaque arrêt on se demande : et si c'était ici?

Dans le voyage vers le lointain, la conscience rencontre des tentations.
Ces tentations du large, j'y ai toutes cédées. Résolument, parfois avec passion, en les scrutant sans relâche en quête de cette décharge brutale que l'homme des mers sait comprendre comme le mot qu'il espère et redoute : c'est la fin. C'est ici que tu habites.
Ivre de sel et de vent, l'oeil laisse le mirage se glisser entre lui et la réalité. Je vous ai attendu dans bien des îlots, ô Reine, où vous n'étiez pas, où vous n'étiez pas, et et le sable sans vie a coulé de mon poing serré.


Chacun de ces 575 jours qui me sépare de cet instant où vous avez mis genou à terre, j'ai pensé à vous, ô Reine. L'espace s'est empli de vos traces, vos yeux ont surgi sur l'horizon et ne l'ont pas quitté. Chaque souffle est devenu une question que vous posiez.
Dans les reflets de la lune dorée, j'ai retrouvé votre sourire, dans les creux des vagues étendues, la courbe de vos hanches envahie parfois de draps blancs qui en soulignait la volupté. Dans les ombres à la surface de l'onde, j'ai vu vos mains qui avancent vers moi, votre façon brutale de tourner la tête et le rire impulsif qui éclatait soudain. Chacun de ces instants dont chaque cellule de mon corps avait gardé le souvenir était là.

Souvent j'ai cherché comment vous retrouver. Les signaux du large ne gagnent pas la terre, les flèches lancées vers les étoiles retombent dans la mer. Les voyageurs croisés ne donnent jamais de réponse. Qui sait ce qu'ils répètent et ce qu'ils taisent?
En partant je savais risquer de ne vous revoir jamais.


Il n'y a pas de départ sans destination. Au cours du temps, j'ai compris quelle était la mienne. L'horizon est un combat sans vainqueur, il n'était pas mon but et vous n'étiez pas son adversaire. Les voiles étaient les toiles flottantes sur lesquelles s'affichaient le visage de l'endroit où j'allais et de celui d'où je venais.
C'était mon visage et je ne le reconnaissais pas.


En posant le pied sur la grève, j'ai compris, ô Reine, le dialogue qui nous avait opposé. Vous n'en saviez rien. Vous étiez partie. Vous étiez partout autour de moi mais j'étais simplement quelques mots vides de sens, venu de nulle part.
Je vous ai vu, quelquefois. Vous n'emplissiez pas le ciel, vous n'étiez pas le flot, vous étiez devant moi et je vous voyais enfin tel que vous êtes. Vous regardiez ailleurs. Vous aviez vu le départ et pas le voyage. Je croyais donner des réponses à vos questions quand je ne faisais que parler à moi-même.


C'est pourquoi, chère Reine, vos yeux ne verront jamais ces lignes.
C'est pourquoi, ô Reine, votre Royaume n'entendra pas ces mots frapper à sa porte.

Et le sable coule dans mon poing serré.

2 commentaires:

Soustache a dit…

Tu as mille fois raison O Mourcil.

Stop sending letters
letters always get burned

Mourcil a dit…

Les paroles s'envolent.
Les écrits brulent.

I need a new boat.