16 octobre 2006

Soustache aux Ass & Dick - 1 - Pour une poignée de dollars

Après des semaines d'attente insupportable, d'ongles rongés, de crises d'angoisse et de cris dans la nuit, la Production est heureuse de vous présenter le premier épisode de votre série de la rentrée (universitaire). Après des atermoiements dûs à quelques soucis techniques (le perchman aurait grimpé la monteuse) auxquels se sont ajoutés la concurrence inattendue et fourbe de l'autre anogénie de la rentrée, une saucissonnade d'auto-école, sorte de roman-feuilleton d'apprentissage au parfum d'Asie, qui connait le succès que l'on sait, et l'attaque de mononucléose aigüe de notre actrice principale, Soustache aux Ass & Dick apparaît enfin sur vos écrans.

Le chômage est une activité à part entière, tout aussi aliénante, épuisante et frustrante que son alternative travaillée. Tout travail mérite salaire. Tout chômage mérite indemnités, qui ne sont ni récompenses d'avoir vendu son âme/son temps/son corps/sa vie à quelque diable capitaliste pendant quelques mois, ni mains-tendues- dans-la-nuit-tiens-pauvre-bougre-va-te-prendre-une-bière -ça-te-fera-des-vitamines. Le Chômage est une aussi grande mascarade que le Travail, et s'y plier, c'est être payé. Et c'est bien mérité.
C'est hantée par ces quelques réflexions sur la vérité ontologique du chômage que je me rendis pour la première fois aux Ass & Dick. J'errais comme une possédée dans les rues brumeuses et désossées du XIXe, l'oeil fou et les cheveux hagards, les vêtements de travers, passant en revue mentalement et fébrilement les "pièces du dossier à fournir impérativement" que j'avais hâtivement fourrées dans mon sac : il était 8h30, et cette heure de la journée ne m'avait été donnée à vivre que sous forme de sommeil depuis des mois et des mois de - pas si dur - labeur.
La porte était ouverte, et la queue déjà longue s'épandait sur le trottoir, soviet-style. Mes co-demandeurs d'emploi avait tous l'air las des travailleurs du métro de 6h et ressemblaient étrangement à ceux qui de l'autre côté du trottoir, frais rasés et costumés, se pressaient pour ne pas manquer leur conf' call de 9h15.
Ellipse. Sieste éclair sur les sièges modernes de l'accueil-salle d'attente-point internet retour à l'emploi-point tel anpe ligne directe.
Numéro 404. Bureau 12D, clignote le panneau d'affichage de ses petits points rouges et colériques. Munie de mon ticket, de mes papiers, d'un dossier fourni par les Ass & Dick et prudemment imprimé de la mention "Mon Dossier Assedic" par des autorités confiantes dans l'intelligence et le pouvoir de déduction de ses demandeurs d'emploi, de mon café infâme mais fumant et de tout le reste de mon barda, je déboule, vêtements hagards, oeil de travers et cheveux fous au 12D.
Quatre murs, un bureau, deux chaises, un ordinateur, le tout uniformément gris. La pâle auréole d'une lampe tente en vain d'animer le bureau qui absorbe la lumière comme un vortex en formica. Et derrière siège Mireille, dragon endormi de l'antre fétide, coincée dans son siège du 12D depuis mai 1972.

Mireille ne dit rien. Mireille ne me regarde pas. Trop fatiguée pour respecter une étiquette que je juge de toute manière complètement déplacée, je murmure un "bonjour", je m'assieds sur la chaise vide, en face de Mireille, et dispose mes papiers, "Mon Dossier Assedic", mes stylos tout bouffés au bout lors de réunions qui semblent appartenir désormais à une dimension parallèle, le tout en éventail sous la tâche de lumière.
Mireille ne dit rien, Mireille ne me regarde pas. Je termine mon café, moins fumant mais pas moins infâme, et entreprends d'enregistrer tous les indices qui permettraient d'éclaircir le mystère Mireille. Elle est énorme et bouffie, les joues rubicondes et luisantes. Le reste de son visage est jaune nicotine, et sa coupe mulet, par extraordinaire, se situe exactement entre le gris 12D et le Nicotine sur l'échelle chromographique. Par bonheur pour la qualité de mon réveil, la moitié de son visage est dissimulé par d'imposantes lunettes en verre fumé, ce qui la positionne entre CHIPs et Nana Mouskouri dans le grand organigramme des personnalités qui ont compté dans ma vie. Sur le mur de gauche, un panneau en liège. Sur le panneau :
-une note de service datant de 2004
-une photographie, récente, des vacances de Mireille. Un portrait en contre-plongé qui laisse apparaitre les grasses épaules dénudées de Mireille, son visage, avec les mêmes lunettes fumées, transposé sur un fond de ciel bleu et d'océan. Elle ne sourit pas et tient dans ses bras un petit ratier peu engageant.
-Un autocollant portant la mention "Je ne râle pas, je m'exprime".
Mireille ne me regarde pas. Mireille s'adresse à moi : "c'est vot' première demande?". Oui, c'est ma toute première fois Mireille, et c'est avec émotion que je remplis mon dossier virginal, ligne après ligne, case après case, une page après l'autre. Et je m'applique, Mireille, pour te rendre la journée plus douce.
"C'est quoi consultant djounior? Ils savent plus quoi inventer. Pour l'Anpe, faudra expliquer, hein." Oui, Mireille, foule à tes pieds mes 6 pauvres mois "pile poil jouste assez pour les indemmités" de carrière professionnelle qui ne sont que poussière face au monument du sacrifice de ta vie au Service Public. Réduis à néant mes efforts tous les jours réitérés pour trouver du sens à la vie travaillée et au monde construit tout autour. Puisque ce monde est mort, Mireille, puisqu'au job, ils n'ont plus d'argent, puisqu'il ne reste que nous deux et les Ass & Dick, ce bureau, ces deux chaises, je me soumets à ta matrone volonté, frustre mais juste.
"Voilà alors ça ce sont vos indemmités, combien, quand, et pour combien de temps, ça c'est votre attestation de demandeur d'emploi, pour aller au musée et tout, et puis ça c'est le numéro de l'Anpe, faut appeler, prendre rendez vous, c'est IMPORTANT, sinon vous aurez pas les indemmités. voilà. sinon, lisez ça, là (désignant Mon Dossier Assedic), c'est tout expliqué. Aurvoir."
Aurvoir Mireille. Je ne me suis pas retournée en partant, mais ton visage me hante encore alors que les jours passent et QUE JE N'AI TOUJOURS PAS APPELE L'ANPE. Je le ferai Mireille, je te le promets, en souvenir de toi.
Mais que le temps passe vite, chaque jour est ouaté de sommeil, de mauvais programmes télé, aspiré par la spirale de l'Internet, des siestes et des apéros. Cela prend du temps de devenir une chômeuse véritable; c'est tout l'apprentissage d'une vie qui a pour seul cadre celui qu'on veut bien lui donner. Et pour l'instant, la seule règle valable est celle du sommeil.

Pierre Bonnard, La Sieste, 1900

Playlist : Muse, Feeling Good




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