06 novembre 2006

Soustache aux Ass & Dick - 4 - La Haine (PE)

La Haine (P.E.), Take 1: La voix du téléphone m'avait dit "8h30". Encore un rendez-vous de 8h30, décidémment une manie chez ces professionnels du chômage. Encore une plongée dans le métro aux heures de pointe, avec ses corps compressés, ses relents d'aftershave et de Tahiti Douche à la Vanille de Synthèse, ses petites mains manucurées qui cherchent à s'agripper à la barre déjà grasse, ses regards torves derrière des grilles de Sudoku. Retour brutal à l'étrangeté du monde.

Ils sont pleins de paradoxes, ces professionnels du chômage qui vous font lever tôt, comme tous les gens normaux, pour vous redonner le goût de l'activité, le sentiment d'appartenance à la grande famille de la production de richesses, le sens de la vie, quoi. Alors que franchement, qu'est ce qui donne plus envie de s'inscrire à la grasse mat' à vie que les heures de pointes dans le métro?


C'est donc pleine de bonne volonté que j'arrivais à l'agence ANPE qui m'avait été attribuée par je ne sais quelle loi du hasard, probablement hors de toute logique, en tous les cas bien au-delà de toute considération géographique. Je trouvai follement amusant qu'elle soit située dans une impasse. Bien, bien au fond.
Mon échange avec l'hôte d'accueil, qui lui aussi jouait au Sudoku, de manière à démontrer sa normalité d'actif face aux déficients du travail auxquels il était confronté jour après jour, le fut beaucoup moins, amusant.

"Ah non. vous êtes pas enregistrée aujourd'hui. Vous êtes SURE que vous vous êtes pas trompée de date?"
"Oui. On m'a pas donné beaucoup d'informations, au téléphone, mais regardez, j'ai eu la présence d'esprit de les noter sur mon papier. là c'est la date d'aujourd'hui. et là, c'est l'heure de maintenant."
"Oui, mais vous êtes pas enregistrée aujourd'hui."
"...Ce qui signifie?"
"Ben... vous êtes enregistrée demain."
"...Ce qui signifie?"
"Revenez demain."

Je voulus réclamer une sorte de compensation financière, un geste commercial, pour le dérangement, mais je manquai de café et d'humour ce matin-là.

La Haine (P.E.), Take two : le lendemain, même Odyssée, même heure, même endroit. L'hôte, me reconnaissant, me lance son regard le plus fier quand il m'annonce:

"Oui, aujourd'hui c'est bon, regardez, vous êtes sur la liste."
"En effet."
"Par contre il faut patienter, votre conseiller n'est pas encore arrivé."
"Oui je comprends. 8h30, ça fait tôt."
Ces quelques minutes de vide matinal me permirent de m'imprégner des lieux d'un regard circulaire qui embrassa ce fond d'impasse. ANPE, terre d'espoir. Aux murs, des panneaux d'affichage en liège, partout. Je remarque que celle qui propose les "Offres d'emploi du jour" est désespérément vide. Sur d'autres, de grandes feuilles colorées annoncent joyeusement que "Flunch recrute 100 adjoints de direction" ou encore que "Carrefour vous ouvre ses portes!".
Immense envie de fuir. L'espace est complètement cloisonné ; on retrouve le même carrelage au plafond qu'au sol, à la différence près que le carrelage du plafond est plus propre et éclairé au néon. L'endroit ressemble à un hôpital, ou mieux, à une morgue. Deux yuccas sur le déclin, posés là pour apporter un peu de vie à ces lieux anonymes, échouent misérablement dans leur entreprise. D'antiques panneaux lumineux énoncent des messages humiliants à l'attention des mes compagnons d'oisiveté : "On appelle OOO au bureau".
Des postes de consultation connectés au site de l'ANPE, dont on nous dit qu'ils sont voués exclusivement à la recherche d'information sur les métiers et formation, imposent la station debout...et surtout, ne fonctionnent pas. Quelques vieux magazines sur l'emploi, écornés, trainent sur des tables. Tout est fait pour lâcher prise.
Mon conseiller, nouveau venu à l'ANPE, me reçoit.
Je lui énonce mon parcours professionnel, et il tente de retranscrire mes propos dans un logiciel qui refuse obstinément de s'exécuter. Nous passons l'entretien à tenter de comprendre comment la bête fonctionne.
Alors que je le regarde rougir et s'escrimer contre sa machine, j'entends des voix qui résonnent dans le box d'à côté:
"Non mais franchement, excusez moi de vous le dire comme ça, Monsieur ...., mais vous êtes de la chair à canon, pour ces entreprises! Il faut arrêter de travailler gratuitement, maintenant!" Je n'ose pas écouter la suite.
Finalement, quand il me demande où j'en suis dans ma recherche de travail, je lui réponds que j'ai trouvé un nouvel emploi. Son visage s'illumine.
"Ah, je suis soulagé, parce que en ce moment, on a pas grand chose à vous proposer. Entre vous et moi, s'ils pouvaient tous être comme vous, ça nous faciliterait la tâche."
"Je n'en doute pas".
Alors que je prenais enfin la fuite, bien décidée à ne jamais remettre les pieds dans cet endroit, l'hôte d'accueil me lança un jovial, et pire, sincère, "Bienvenue dans notre agence ANPE! à très bientôt!!"

Playlist : Pink Floyd, Welcome To The Machine.

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